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Jours tranquilles à Jérusalem

© Nabil Boutros

Texte Mohamed Kacimi – mise en scène et scénographie Jean-Claude Fall – dramaturgie Bernard Bloch – à la Manufacture des Œillets/Ivry-sur-Seine.

En 2015, Adel Hakim part à la rencontre du Théâtre National Palestinien avec lequel il collabore depuis plusieurs années. Entre Jérusalem-Est et Ivry-sur-Seine où il codirige avec Élisabeth Chailloux le Théâtre des Quartiers d’Ivry, qui s’installera plus tard à la Manufacture des Œillets, il vient monter Des Roses et du Jasmin pièce dont il est l’auteur et qui traverse l’histoire contemporaine de la région israélo-palestinienne de 1944 à 1988, à travers trois générations d’une même famille qui met en jeu Israéliens et Palestiniens. « Chacun est inscrit dans une généalogie, cela n’empêche pas de construire son destin » faisait justement remarquer Leila Shahid, ex-déléguée générale de l’Autorité palestinienne en France et ambassadrice de la Palestine auprès de l’Union européenne, lors d’un débat que proposait la Manufacture, en janvier 2017.

Dans cette mission délicate, Adel Hakim, a demandé au dramaturge Mohamed Kacimi de l’épauler. Ce dernier en a rapporté un carnet de bord et le fruit de ses observations, collectées entre février et juin 2015. Adel Hakim a écrit la pièce en français, en a demandé la traduction en arabe à Nabil Boutros, qui, également photographe et plasticien, a rapporté de Jérusalem-Est de superbes témoignages images, exposés au moment de la création de la pièce, à la Manufacture des Œillets. Sans doute, Adel Hakim ne s’attendait-il pas à tant d’embûches. C’est ce dont témoigne Jours tranquilles à Jérusalem, de Kacimi.

Son journal commence le mercredi 11 février 2015 : « Il fait un froid de canard à Jérusalem. Nous travaillons depuis une semaine dans une petite salle, encombrée de gradins bleus couverts de poussière et de manuscrits. La lumière est faible, le chauffage en panne, et le sol jonché de mégots et de gobelets écrasés. Autour de la table huit comédiens fument à tombeau ouvert. Ils lisent la dernière pièce d’Adel Hakim : Des Roses et du jasmin… » Et Kacimi retrace les premières réactions de la troupe qui, au-delà des déclarations d’amitié faites au metteur en scène, s’opposent farouchement à ce que, eux, Palestiniens, interprètent des rôles d’Israéliens. Ce thème, expression d’un réel blocage fut, dans les premiers temps, récurrent, et repris par le conseil d’administration du théâtre qui refusait tout en bloc : « J’ai compté les personnages de la pièce. Elle compte deux Palestiniens, Salah et son fils, les autres sont Juifs, Myriam, Aron, Rose, Dov et Yasmine. Deux sur cinq, mathématiquement c’est une pièce juive » dit l’un. « Tu veux un drapeau israélien sur la scène du Théâtre National Palestinien ? » demande l’autre. « Oui, pour la création de l’État d’Israël, il faut bien le montrer le drapeau… » se défend l’auteur, qui ajoute : « Vous voulez interdire la pièce c’est ça ? »  « Non, on ne parle pas d’interdiction. Mais de refus. On ne veut pas de cette pièce, c’est tout. Ce n’est pas de la censure, c’est un choix » répondent-ils en chœur. Le CA lui, voulait supprimer des pans entiers de la pièce, mais Adel Hakim résistait. A plusieurs reprises il fit sa valise. C’est le directeur de la troupe qui, contre l’avis du CA et contre ses acteurs, finit par prendre le parti de l’auteur et à défendre le projet.

Tout devient problème quand on est écorché vif. La fin de la pièce posait aussi problème : dans une première version, « la soldate israélienne, Rose, fille de Mohsen et de Léa, devait mourir dans un attentat, mais les acteurs trouvaient que cela nivelait les relations et effaçait la notion de coupable et victime, de dominant et dominé. » Alors, Rose se suicidera. Il y eut de nombreux échanges plus ou moins houleux avec les acteurs, sur tous les sujets sensibles, avant d’arriver à un consensus. On mesure la difficulté de monter un spectacle dans un pays où, comme le dit l’un d’eux, « tout est piégé »  et trois semaines avant la première, tout restait incertain.

Mais le chemin de Damas n’était pas fini car la vie quotidienne, à Jérusalem-Est, se pétrifie dans les check-point. Comment se concentrer sur un texte et trouver le temps de l’apprendre quand « pour sortir de Bethléem, je dois me réveiller à 5 heures du matin pour être à Jérusalem à 9 heures » dit l’un ; quand l’autre explique que « chaque jour, elle fait un trajet de 4 heures entre Haïfa et Jérusalem, prend un bus, un train, puis un taxi » ; quand le troisième doit franchir le pont Allenby, qui sépare la Cisjordanie de la Jordanie, comme le dit Le Monde « un condensé de toutes les calamités dont les Palestiniens sont affligés : bureaucratie, corruption et tyrannie sécuritaire…» temps au bout duquel, après des sinuosités extravagantes « les passagers passent enfin par la douane israélienne puis prennent le bus pour Jéricho. Pour franchir ce poste frontière, chaque palestinien met 8 heures les beaux jours et 10 heures les jours d’affluence. Un Paris-Marseille pour parcourir 40 mètres » note Kacimi. Le blocage est partout, aux check point, avec les embouteillages, avec la mort qui plane en permanence, avec les distances et contournements. Passer un mur, plus une zone de sûreté de barbelés superposés, plus d’autres grillages, plus une zone de détection faite de sable sur lequel les pas marquent, des miradors, des mitrailleuses, des portes à franchir : comment être à l’heure au théâtre et comment se concentrer ? On comprend que certains jours les filages soient mous et que « ça flotte. » Chaque moment apporte son lot d’incertitude et d’inquiétude. Les bouteilles d’eau sont bloquées par le fisc, les soldats interrompent les répétitions… La liste est longue des tracasseries quotidiennes.

« Nous faisons le point : nous sommes à deux mois de la création, nous n’avons plus de comédiennes. L’acteur qui doit jouer John n’a toujours pas obtenu d’autorisation de l’armée pour sortir de Bethléem. Le texte n’est pas prêt, les partenaires palestiniens peinent à trouver les fonds qui manquent et les membres du conseil d’administration du TNP sont très hostiles au projet » poursuit Kacimi. Coup de grâce la veille de la première prévue le lundi 1er juin. Quelqu’un dit : « C’est vraiment formidable votre travail. Mais vous oubliez une chose, il n’y a personne pour le théâtre à Jérusalem, si vous faites une deuxième représentation nous n’aurez pas plus de trois chats dans la salle. L’idée des trois heures de spectacle est magnifique, on n’a jamais vu ça ici, mais si vous faites un entracte personne ne va revenir. Vous allez vous retrouvez tous les deux, tous seuls. Je ne sais même pas si les comédiens vont rester avec vous pour la deuxième partie de la pièce. » Ce lundi 1er juin pourtant : « Nuit d’été à Jérusalem dont la lumière n’a pas d’équivalent ailleurs. La cour du théâtre se remplit petit à petit. Il y a beaucoup de monde. Nous avons un peu la trouille. Les gars de la sécurité habillés en tee-shirts noirs roulent des mécaniques devant la porte du théâtre.  Le spectacle commence dans un grand silence. Beaucoup ont sorti leurs tablettes pour filmer mais durant toute la première partie personne ne bouge. Un miracle. Durant trois heures, la pièce d’Adel déroule, avec un souffle épique, les destins fracassés de familles juives et palestiniennes mélangées, par l’amour et par la haine… A la fin, de la représentation, la salle est debout. »

Il n’est sans doute pas simple de trouver un point de vue scénique qui ne surcharge ni ne détourne le propos. Mettre en espace ces Jours tranquilles à Jérusalem, de Mohamed Kacimi, témoin d’un autre travail, celui d’Adel Hakim a peut-être tout simplement une valeur posthume – le metteur en scène est décédé l’été 2017 -. Kacimi en avait fait lecture quelques mois avant, en janvier, sous l’œil du Maître, lors de la création de Des Roses et du Jasmin à la Manufacture des Œillets, sa complémentarité était intéressante. On perd ici en densité en recréant en images le contexte de vie, et les difficultés de la création dans un pays en guerre. Dans la mise en scène de Jean-Claude Fall, qui a aussi conçu la scénographie et qui tient le rôle d’Adel Hakim, les acteurs se fondent dans le public, sorte de personnages en quête d’auteur qui interviennent depuis la salle, se glissant dans la peau des acteurs palestiniens, cela sonne plutôt faux. Il y a des séquences de reprise de « l’original » de la pièce Des Roses et du Jasmin, avec notamment, au début du spectacle, la rencontre entre John le militaire anglais et la jeune Myriam, pastiche d’une séquence hollywoodienne sous les projecteurs. Le texte est saupoudré de petites histoires drôles au rire grinçant, Trump, Macron et Dieu apparaissent au générique. Pour qui a vu le spectacle d’Adel Hakim, cette image-reflet des acteurs du Théâtre National Palestinien est une fausse bonne idée, le décalage de la langue aidant, la magie et l’Histoire s’envolent. Et les prises de vue vidéo défilant sur écran – très vite au départ et comme des coups de poing – qui montrent le quotidien de Jérusalem-Est, avec de nombreux graffitis témoignant de la guerre, n’ont pas de réelle construction dramaturgique.

Cette « tragédie grecque mettant face à face deux frères jumeaux qui s’autodétruisent » selon Leila Shahid n’avait peut-être pas besoin de ce commentaire sur le commentaire de l’Histoire. Adel Hakim, qui avait mis en scène, avec le même Théâtre national Palestinien, Antigone, se reconnaissait aussi dans la tragédie grecque « qui m’a toujours servie de modèle dramaturgique. Elle met, dans pratiquement toutes les pièces conservées, une histoire de famille, l’intime, en rapport avec la société et le monde » disait-il avant de partir.

Brigitte Rémer, Paris le 15 février 2019

Avec Bernard Bloch,  Roxane Borgna, Etienne Coquereau, Jean-Marie Deboffe, Jean-Claude Fall, Paul-Frédéric Manolis, Carole Maurice, Nolwenn Peterschmitt, Alex Selmane. Création vidéo et collaboration artistique Laurent Rojol – direction technique Jean-Marie Deboffe – régisseur lumière Bernard Espinasse – régisseur son Olivier Naslin – habilleuse Marie Baudrionnet –  Commande d’écriture d’après Jours tranquilles à Jérusalem, texte publié aux éditions Riveneuve – Extraits de Des Roses et du Jasmin d’Adel Hakim, éditions l’Avant-Scène.

Du 28 janvier au 8 février 2019, à la Manufacture des œillets, 1 place Pierre Gosnat, Ivry-sur-Seine – Métro : Mairie d’Ivry –  Tél. : 01 43 90 11 11 – Site www.theatre-quartiers-ivry.com

Adel Hakim, d’Ivry et de partout

© Nabil Boutros

Co-directeur du Théâtre des Quartiers d’Ivry/Centre National Dramatique du Val-de-Marne, Adel Hakim, s’est éteint chez lui le 29 août, après une lutte acharnée contre la maladie.

Homme de l’interculturel, de l’engagement et des débats, homme de fraternité, artiste de théâtre, Adel Hakim s’en est allé. Acteur, auteur, metteur en scène, co-directeur du Théâtre des Quartiers d’Ivry installé depuis décembre dernier à la Manufacture des Œillets, il a joué Shakespeare et Marivaux, Koltès et Sénèque, Tenessee Williams et Nathalie Sarraute, souvent sous la direction d’Elisabeth Chailloux co-directrice du TQI. Les deux artistes se sont rencontrés au Théâtre du Soleil en 1980. Ils ont créé, en 1984, le Théâtre de la Balance et présenté un premier spectacle qui a fait date : La Surprise de l’amour, de Marivaux dans lequel il jouait et elle, mettait en scène. Ensemble, en 1992, ils ont succédé à Catherine Dasté à la tête du Théâtre des Quartiers d’Ivry. Adel Hakim a mis en scène Racine et Eschyle, Botho Strauss et Joseph Delteil, Pirandello, Shakespeare, Goldoni, Beckett, Vesaas et beaucoup d’autres. Il a écrit et monté ses propres textes dont Exécuteur 14 reste dans les mémoires et très récemment Des Roses et du Jasmin avec le Théâtre National Palestinien qui sera repris cette saison.

Depuis plus d’une dizaine d’années Adel Hakim s’est consacré au développement du Théâtre des Quartiers du Monde, concept qu’il a élaboré et développé en tissant de nombreux partenariats. Devenu le lieu du dialogue et de l’altérité, il l’a ouvert aux écritures contemporaines étrangères et s’est, entre autre, passionné pour l’Amérique Latine où il a fait de nombreuses mises en scène et animé des ateliers de formation comme au Chili, en Uruguay, en Argentine et au Mexique. Son compagnonnage avec l’auteur uruguayen Gabriel Calderón, par le triptyque qu’il a mis en scène : Ouz, Ore et Ex, théâtre de subversion s’il en est, a apporté un vent de burlesque et de transgression, de fantaisie et de baroque. De locale, l’œuvre de Calderón devient universelle à partir d’une écriture qui s’attaque aux archétypes d’une société rétrograde. Reconnaissant à l’auteur « le génie du dialogue et des ruptures entre tragédie et force comique » Adel Hakim a pénétré dans ce monde de l’étrangeté et de l’irrationnel en inventant son vocabulaire scénique.

Il s’est aussi particulièrement attaché à parler du Moyen-Orient, sa terre d’origine – il est né en Egypte et a vécu au Liban – il a fait de nombreux séjours de création en Palestine. Les liens qu’il a tissés avec le Théâtre National Palestinien sont forts et les échanges, permanents. Son spectacle majeur, Antigone de Sophocle, dont il a signé le texte en français, fut présenté à plusieurs reprises au Théâtre des Quartiers d’Ivry après avoir été créé à Jérusalem en 2011 et tourné en Palestine – à Ramallah, Jénine, Naplouse, Haïfa, Hébron et Bethléem –. Antigone, est comme une métaphore de la situation vécue, les conflits d’aujourd’hui se superposant à la tragédie grecque et pose la question de la malédiction. Sur le choix de la pièce, Adel Hakim répond : « Je monte Antigone parce que la pièce parle de la relation entre l’être humain et la terre, de l’amour que tout individu porte à sa terre natale, de l’attachement à la terre. Parce que Créon, aveuglé par ses peurs et son obstination, interdit qu’un mort soit enterré dans le sol qui l’a vu naître. Et parce qu’il condamne Antigone à être emmurée. Et parce que, après les prophéties de Tirésias et la mort de son propre fils, Créon comprend enfin son erreur et se résout à réparer l’injustice commise. » Le spectacle se ferme avec la voix de Mahmoud Darwich et la musique, composée par le Trio Joubran, vient des profondeurs. Des images rapportées de Jérusalem et des Territoires Palestiniens par Nabil Boutros, témoignages de la vie en Palestine, des répétitions et de la tournée d’Antigone, s’exposent dans le hall du théâtre. Adel Hakim table sur les complicités professionnelles.

Antigone a été joué plus de cent trente fois en France et à l’étranger et a inauguré la Manufacture des Œillets à Ivry, une ancienne usine d’œillets métalliques, acquise par la ville où le TQI devenu Centre Dramatique National du Val-de-Marne a pris ses nouveaux quartiers depuis décembre 2016. Avec Elisabeth Chailloux, Adel Hakim s’est investi dans la conception, la philosophie et la réalisation du lieu. Il y a présenté sa dernière pièce, Des Roses et du Jasmin, montée à Jérusalem Est, fresque sur l’Histoire contemporaine de la région israélo palestinienne de 1944 à 1988. La question de la mémoire collective l’habite. Il donne une densité à cette succession d’événements historiques qui couvre trois périodes : 1944-1948 débute sur un bel optimisme, Que la fête commence en sont les premiers mots ; 1964 à 1967 avec la Guerre des Six Jours en 1967, qui dégrade davantage encore les relations avec Israël qui triple son emprise territoriale ; 1988 après la première Intifada appelée la guerre des pierres, l’action se passe dans une prison pour un parcours de tragédie. On est chez les Atrides, chez Antigone et dans le théâtre grec antique dans lequel Adel Hakim se reconnaît : « La tragédie grecque m’a toujours servie de modèle dramaturgique. Elle met, dans pratiquement toutes les pièces conservées, une histoire de famille, l’intime, en rapport avec la société et le monde… » Leila Shahid ex-déléguée générale de l’Autorité palestinienne en France et ambassadrice de la Palestine auprès de l’Union européenne est venue débattre. Pour elle « le spectacle arrache la Palestine à son quotidien et redonne espoir, en dépit de tous les murs et barbelés. »

La mise en espace et en images de ces histoires liées à la grande Histoire, montre la puissance de l’art et le rôle des artistes dans un pays en guerre. Adel Hakim a également présenté une série de petites formes proposées par les acteurs du Théâtre National Palestinien, Les Chroniques de la vie palestinienne, qui parlent avec humour et dérision du contexte dans lequel travaillent les acteurs entre Jérusalem et la Cisjordanie, d’un théâtre sous occupation. Ecrites par trois acteurs de la troupe et mises en espace par Adel Hakim et Kamel El Basha, ces Chroniques ont force de témoignage. Elles construisent des ponts entre mythologie et scènes de vie ordinaires avec une série de dialogues endiablés et complices entre un conteur et son double ou bien son gardien, apostropheur et contradicteur, traducteur autant que conteur, Adel Hakim sur le plateau face à son alter ego palestinien, engagés dans une véritable joute verbale. Ce partenariat mené avec le Théâtre National Palestinien relève de l’événement et de l’engagement, cela donne du sens à la capacité d’un Centre Dramatique National – le CDN du Val-de-Marne – et au positionnement d’une ville – Ivry-surSeine – dans sa politique culturelle, de poser un geste culturel fort. La perspicacité d’Elisabeth Chailloux et Adel Hakim, dans la pertinence de leur programmation et leurs démarches respectives de création, fait le reste. Adel Hakim s’investit aussi dans la formation des jeunes acteurs et pilote L’Atelier théâtral d’Ivry. La transmission est un axe complémentaire au travail de mise en scène, qu’il développe.

Dans la lettre qu’il laisse, signée du 15 août et intitulée Libre adieu, Adel Hakim parle avec une grande lucidité de la maladie dégénérative qui le rongeait depuis plus de deux ans. Il avait préparé sa sortie et pris rendez-vous en Suisse pour décider de son dernier acte, en toute conscience. Il voulait une mort sereine et choisie, sans acharnement thérapeutique. Il n’a pas eu la capacité de partir pour la mise en œuvre de ce geste, il s’est éteint chez lui. Au-delà de son destin personnel, Adel Hakim pose un acte et milite pour le droit à mourir dans la dignité, « C’est dire combien la relation entre la vie et la mort porte du sens » dit-il, et il rappelle les lois qui ont « élevé le niveau de respect et de dignité des citoyens » : l’IVG en 1975, l’abolition de la peine de mort en 1981, la légalisation du mariage pour tous en 2013.

Adel Hakim était d’Ivry et de partout. Il laisse une œuvre poétique sensible. « La terre nous est étroite. Elle nous accule dans le dernier défilé et nous nous dévêtons de nos membres pour passer » disait Mahmoud Darwich.

Brigitte Rémer, 3 septembre 2017

Théâtre des Quartiers d’Ivry-Centre Dramatique National du Val-de-Marne, Manufacture des Œillets, 1 Place Pierre Gosnat, 94270 Ivry-sur-Seine – www.theatre-quartiers-ivry.com – Tél. : 01 43 90 11 11.

 

Antigone, avec le Théâtre National Palestinien

@Nabil Boutros

Texte de Sophocle – texte arabe Abdel Rahman Badawi – texte français et mise en scène Adel Hakim – musiques Trio JoubranThéâtre des Quartiers du monde/Théâtre des Quartiers d’Ivry-Centre dramatique national du Val-de-Marne, à la Manufacture des Œillets – Spectacle en arabe surtitré en français, avec les acteurs du Théâtre National Palestinien.

Le Théâtre des Quartiers du monde créé à Ivry par Adel Hakim il y a plusieurs années accueille à nouveau le Théâtre National Palestinien pour une série de représentations d’Antigone de Sophocle qu’il a mis en scène, suivi de la présentation d’un nouveau spectacle qu’il a écrit et monté, Des Roses et du Jasmin.

Antigone ouvre la série de représentations. Créée à Jérusalem le 28 mai 2011, le spectacle a d’abord tourné en Palestine – à Ramallah, Jénine, Naplouse, Haïfa, Hébron et Bethléem – avant d’être présenté au Théâtre des Quartiers d’Ivry/Studio Daniel Casanova, en mars 2012. Il a depuis été joué plus de cent trente fois en France et à l’étranger. Il inaugure aujourd’hui la Manufacture des Œillets, une ancienne usine acquise par la ville d’Ivry où le TQI, devenu Centre Dramatique National du Val-de-Marne, a pris ses nouveaux quartiers. Cette usine fut d’abord un atelier de fabrication de porte-plumes, de plumes et d’encriers à partir de 1836, puis au début du XXème une importante usine d’œillets métalliques destinés à l’industrie de la chaussure. Les bâtiments sont inscrits à l’inventaire supplémentaire des Monuments Historiques depuis 1996.

Les politiques ont pris soin du théâtre à Ivry où le nom d’Antoine Vitez, venu avec sa Compagnie en 1972, reste gravé. Rachetée par la ville en 2009 pour y accueillir le Centre dramatique national du Val-de-Marne, l’usine en son projet architectural de réhabilitation – financé par l’Etat, la Région, le Département et la Ville d’Ivry – est confiée à Paul Ravaux, du cabinet RRC architectes. Le caractère ouvrier et l’authenticité du bâtiment ont été préservés avec les volumes, les structures métalliques, les surfaces vitrées, les passerelles et escaliers, l’aspect des murs, les puits de lumière. Elisabeth Chailloux et Adel Hakim, qui codirigent le Théâtre des Quartiers d’Ivry depuis 1992, se sont investis dans la conception, la philosophie et la réalisation du lieu, inauguré au mois de décembre dernier. Le résultat est superbe, le lieu a gardé son âme et son histoire.

Le public est accueilli dans une vaste halle sous verrière où se trouvent le bar et la librairie, un magnifique espace où pourront s’organiser des lectures, des cafés littéraires ou tous types de manifestations. Tout autour de cette halle court une mezzanine et l’entrée du Lanterneau, salle de répétition et de spectacle de quatre-vingts places dédiée aux nouvelles écritures, pour les metteurs en scène, les compagnies ou les collectifs émergents. La salle de quatre-cents places, La Fabrique, est entièrement modulable côté plateau et gradins, avec un gril situé à dix mètres courant sur toute la surface. Un espace dédié à la pratique théâtrale des amateurs et à la transmission, l’Atelier Théâtral, des loges et des bureaux complètent ce bel outil de travail, simple et chaleureux.

Antigone dans ce grand théâtre prend encore une autre dimension. Les acteurs du Théâtre National Palestinien viennent de Jérusalem Est où ils travaillent, leur combat passe par l’art. Ils sont tous à saluer. Antigone, qu’Adel Hakim, leur avait proposé de monter en 2011, est devenu emblématique et comme une métaphore de la situation vécue, les conflits d’aujourd’hui se superposant à la tragédie grecque. L’absence de démocratie et la difficulté de dialoguer, la tyrannie et la domination entre les hommes et les femmes sont les thèmes majeurs du texte de Sophocle, Antigone, avec distance et retenue, en exprime la complexité et pose la question de la malédiction. Interrogé sur les raisons du choix de cette pièce montée au Théâtre National Palestinien, Adel Hakim, qui signe le texte français et la mise en scène, répond : « Pourquoi une Antigone palestinienne? Parce que la pièce parle de la relation entre l’être humain et la terre, de l’amour que tout individu porte à sa terre natale, de l’attachement à la terre. Parce que Créon, aveuglé par ses peurs et son obstination, interdit qu’un mort soit enterré dans le sol qui l’a vu naître. Et parce qu’il condamne Antigone à être emmurée. Et parce que, après les prophéties de Tirésias et la mort de son propre fils, Créon comprend enfin son erreur et se résout à réparer l’injustice commise. »

La mort ouvre le spectacle sur les deux frères d’Antigone et d’Ismène – Polynice et Etéocle – étendus dans leurs linceuls blancs pour s’être entre-déchirés. Elle rôde tout au long de la pièce qui se termine dans un bain de sang – avec la mort d’Antigone par la volonté de Créon devenu roi, celle d’Hémon son fiancé fils de Créon, et celle de sa mère, épouse de Créon qui met fin à ses jours. La tragédie est complète. Le Chœur, conteur et commentateur, vêtu de gris, relate les combats, puis les conditions de la victoire dans une prosodie épique, le texte grec s’affiche ; un garde vient dénoncer celle qui a osé braver l’interdiction d’enterrer son frère Polynice, il a pour mission d’amener la coupable ; le devin Tirésias tente, mais en vain, de faire entendre raison à Créon. Les oiseaux ne chantent plus et Thèbes est en souffrance, la malédiction s’est abattue sur elle de génération en génération, l’image d’Œdipe et de Jocaste, père et mère de la fratrie d’Antigone, y restent à jamais gravée. La porte se referme sur l’ombre d’Antigone, vêtue de blanc et couverte d’un voile noir, image finale forte. L’espace sacré s’estompe et le mur creusé de meurtrières laissant filtrer la lumière, mur support des écritures, grecque, arabe, et française qui s’affichent sur la façade, retourne au néant.

Alors, la voix de Mahmoud Darwich retentit et le poème s’écrit, nous ramenant aux tragédies d’aujourd’hui : « Sur cette terre, il y a ce qui mérite vie, la fin de septembre, une femme qui sort de la quarantaine, mûre de tous ses abricots, l’heure de soleil en prison, des nuages qui imitent une volée de créatures, les acclamations d’un peuple pour ceux qui montent, souriants vers leur mort et la peur qu’inspirent les chansons aux tyrans. » La musique composée par le Trio Joubran vient des profondeurs et la palette des couleurs – blanc, gris, noir – comme le soleil, décline.

Brigitte Rémer, le 12 janvier 2017

Avec Hussam Abu Eisheh – Alaa Abu Garbieh – Kamel Al Basha – Yasmin Hamaar – Mahmoud Awad – Shaden Salim – Daoud Toutah – direction artistique du Théâtre National Palestinien Amer Khalil – texte arabe Abdel Rahman Badawi – texte français Adel Hakim – poème Sur cette terre texte et voix Mahmoud Darwich – traduction Elias Sanbar – musiques Trio Joubran – scénographie et lumière Yves Collet – costumes Shaden Salim – construction décor Abd El Salam Abdo – vidéo Matthieu Mullot et Pietro Belloni – assistant lumière Léo Garnier.

Du 5 au 15 janvier 2017 – Manufacture des Œillets, 1 place Pierre Gosnat – 94200 Ivry-sur-Seine – Métro : Mairie d’Ivry – www.theatre-quartiers-ivry.com – Tél. : 01 43 90 11 11 – En tournée du 21 au 23 février 2017 à la Comédie de Genève – A voir aussi, du 20 janvier au 5 février, Des Roses et du Jasmin, texte et mise en scène Adel Hakim, avec les acteurs du Théâtre National Palestinien.